Avastin et Lucentis dans le Figaro

Un article paru ce matin dans le Figaro pose bien le dilemme auquel nous sommes confrontés au moment du choix d’un anti-VEGF pour nos patients atteints de DMLA : soit un médicament validé par de sérieuses études randomisées mais vendu plus de 1200€ par injection, soit la « molécule-mère » du précédent (fabriquée par le même laboratoire), utilisée largement en raison de son prix 30 fois moindre, mais non « validée » pour un usage intra-oculaire… :

LES OPHTALMOLOGISTES du monde entier sont confrontés à un paradoxe incroyable qui soulève des questions éthiques, économiques, scientifiques à propos du traitement de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA).

Les laboratoires Novartis ont développé un médicament, le Lucentis, autorisé en France depuis janvier dernier, capable d’améliorer la vision des personnes atteintes de la forme « humide » de la DMLA et qui coûte 1 200 euros l’injection dans l’oeil, à répéter toutes les six semaines. L’Avastin, un médicament des laboratoires Roche, destiné au départ au cancer du côlon et testé par des médecins américains dans la DMLA, s’est avéré avoir exactement les mêmes effets en injection intra-oculaire. Il est depuis quelques mois très largement utilisé par les ophtalmologistes du monde entier (y compris en France) dans cette maladie, pour un coût de 30 euros la dose, alors qu’il n’a pas d’autorisation dans cette maladie et risque de ne jamais en avoir.

En fait, c’est le même laboratoire (Genentech) qui a mis au point l’une puis l’autre des molécules, distribuées en Europe par Roche pour Avastin et Novartis pour Lucentis, comme précisé plus bas dans l’article.

Est-il éthique de prescrire un médicament très onéreux, alors qu’un autre 40 fois moins cher est disponible ? Est-il licite de délivrer un médicament non autorisé, alors qu’un autre bénéficie d’une autorisation ? En France, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) vient de réunir un groupe de travail sur ce sujet dirigé par le professeur Bahram Bodaghi (Pitié-Salpêtrière, Paris). Aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) a lancé une étude pour comparer les deux médicaments.

La dégénérescence maculaire liée à l’âge concerne un million de personnes à des degrés divers en France. On distingue la forme atrophique, pour laquelle aucun traitement n’existe à part des compléments alimentaires, et celle dite humide, caractérisée par une prolifération de néovaisseaux derrière la rétine, responsables d’hémorragie et de cécité. Cette dernière forme concernerait 30 000 à 50 000 personnes.

Pour lutter contre la prolifération, ont été mis au point il y a quelques années, notamment par l’équipe française du professeur Gabriel Coscas (Centre hospitalier intercommunal de Créteil), la photocoagulation des vaisseaux par laser, puis la photothérapie dynamique avec la Visudyne, qui permettent au mieux de stabiliser la vision.

Structure similaire

Dans les années 1990, un chercheur américain Judah Folkman développe l’idée qu’en s’attaquant aux VEGF, c’est-à-dire aux facteurs de croissance stimulant les vaisseaux, il est possible de détruire la vascularisation d’une tumeur, et donc la tumeur elle-même. La firme Genentech met alors au point des anticorps anti-VEGF et vend deux brevets. L’un à Roche qui produit l’Avastin, une molécule antiangiogénique contre le cancer du côlon, et l’autre à Novartis, qui commercialise pour l’Europe le Lucentis, un antiangiogénique contre la DMLA. Les deux médicaments ont une structure similaire.

Plus précisément, la première molécule (Avastin) a été essayé en injection intravitréenne. Mais les résultats décevants lors des expérimentations animales ont poussés les chercheurs de Genentech à modifier la molécule pour l’adapter à un usage intra-oculaire : alors que l’Avastin est un anticorps humanisé entier, le Lucentis n’en est que le fragment actif, plus petit donc, et dont l’affinité pour le VEGF aurait été multipliée par 100.

En octobre 2006, un essai sur 500 malades publié dans le New England Journal of Medicine conclut qu’injecté dans l’oeil toutes les six semaines, le Lucentis empêche la dégradation de la vue et améliore l’acuité visuelle, avec deux ans de recul. Il est autorisé aux USA l’an dernier au prix de 2 000 dollars la dose, puis en Europe en janvier 2007, avec un prix en débat de 1 200 euros demandé par la firme. Un troisième médicament, Macugen (Pfizer), un autre antiangiogénique est sur le marché français depuis 2006, au prix de 687 euros.

Il y a deux ans, un ophtalmologiste américain atteint d’une DMLA aurait remarqué une amélioration très nette de sa vision après un traitement par l’Avastin par voie intraveineuse pour un cancer du côlon ! L’information circule rapidement et l’Avastin en injection intra-oculaire est immédiatement utilisé de manière « sauvage » aux États-Unis, pour des malades en train de perdre la vue, alors que le Lucentis n’est pas encore disponible. Des dizaines d’études pilotes portant sur des centaines de malades sont publiées avec des résultats aussi intéressants que ceux obtenus avec le Lucentis.

« Pas d’analyse comparative »

En France, plusieurs services hospitaliers se sont lancés dans des traitements par Avastin. Mais le Lucentis étant désormais autorisé en France, quelle est la place de l’Avastin ? Quelle est la molécule la plus efficace et la plus sûre ?

Le professeur Gabriel Coscas estime que « le Lucentis a bénéficié d’un développement long pour l’analyse des risques et des bénéfices et d’une autorisation de mise sur le marché pour la DMLA, qui en fait actuellement le traitement de choix ». Pour le professeur Dominique Chauvaud (Hôtel-Dieu, Paris), la question est aussi éthique : « Les ressources ne sont pas illimitées. Avec l’Avastin, nous observons des effets rapides et efficaces, qui ne plombent pas le budget de l’hôpital. Vu le nombre de malades à traiter, on ne peut s’abstraire du problème du coût. Ce n’est pas le seul médicament à être utilisé hors autorisation de mise sur le marché. » De même, le professeur Yves Pouliquen (Paris) estime que « ces médicaments marquent une réelle étape thérapeutique. Nous sommes tous tentés par l’Avastin qui a déjà été utilisé larga manu, malgré l’absence d’études prospectives. La décision à prendre est désormais politique ».

Le professeur José-Alain Sahel (Hôpital Quinze-Vingts, Paris) considère que l’aspect sécurité doit être pris en compte : « Un rapport récent fait état d’un petit risque d’accident vasculaire cérébral avec le Lucentis, alors que les effets secondaires sont moins surveillés avec l’Avastin. Ce qui est regrettable, c’est de ne pas avoir d’analyse comparative des deux médicaments. » Les firmes concernées (Genentech, Novartis, Roche), toutes actionnaires les unes des autres, n’ont aucune raison, elles, de se faire la guerre.

Les américains, eux, sont sur le point de lancer l’étude, financée par des fonds publics…

Source : Martine Perez dans Le Figaro, 19 janvier 2007.